Claire Eggermont : Qu’est-ce que t’évoque la mort ?

Pierre Rabhi  : Elle m’évoque la finitude et l’impermanence. La nature a établi que tout ce qui vit nait, grandit, se reproduit, décline et rebondit. L’humus, composé de végétaux morts, devient un nutriment qui redonne la vie. Tout cela est visible. Quant à ce qu’il se passe dans l’invisible, personnellement, comme disait Socrate, « tout ce que je sais c’est que je ne sais rien ». Je crois que l’humain est si angoissé par la mort qu’il essaie de prolonger sa réalité dans le monde métaphysique. On entre alors dans la grande nébuleuse des hypothèses et des croyances qui non seulement ne font pas l’unanimité mais sont causes de dualité où l’on se donne la mort. Telle est l’absurdité de nos comportements !

Claire: Toi qui as connu tradition et modernité, que peux-tu nous dire de la perception de la mort dans ces deux mondes ?

Pierre : Il y a pour moi une vraie cruauté dans le monde occidental qui considère les personnes âgées comme non productives, les exclue et les « entasse » dans des mouroirs. La solitude et la détresse dont elles souffrent sont indignes d’une civilisation dite avancée. Dans les sociétés traditionnelles, les vieilles personnes ont un statut presque honorifique. Et elles font souvent preuve d’une dignité remarquable face à la mort, comme si elles s’étaient préparées à cette échéance avec art. J’ai vu ma grand-mère l’accueillir sereinement sans aucune peur…  Alors qu’ici, on fait de l’acharnement thérapeutique qui ne se justifie pas toujours. On prolonge les personnes âgées dans la salle d’attente de la mort alors que la vie n’a pour elles plus aucun sens.

Claire: Tu parles souvent de notre dévotion à la mort au détriment de la vie. Qu’entends-tu par là ?

Pierre : Notre relation à la mort est très paradoxale. D’un côté, dans les hôpitaux, on cherche à la repousser à tout prix, et de l’autre, nous dépensons un temps, un budget et une énergie considérables à l’art de tuer. Nous fabriquons des armes, nous tuons la terre qui nous nourrit, nous polluons l’air que nous respirons et l’eau qui nous est vitale. Jamais une civilisation ne s’est autant dévouée à la mort ! D’un côté, la mort nous fait peur, de l’autre, nos instincts de meurtre et de destruction demeurent, c’est la grande tragédie de notre histoire !

Claire: Krishnamurti disait : « Ce qui continue n’a pas de renouveau. Tout ce qui vieillit en s’accumulant doit  mourir chaque jour pour que le renouveau puisse être. C’est chaque jour que nous devons mourir.» Qu’en penses tu ?

Pierre : C’est très juste. Nous ne sommes pas assez présents à la réalité vivante. Pire encore, nous la détruisons de mille manières. Nous sommes prisonniers des nostalgies et souvenirs du passé, et des projections que nous faisons vers un futur hypothétique. L’angoisse arrive quand on s’attache, qu’on ne veut pas lâcher ce qu’on a, ni s’ouvrir à l’inconnu. On s’agrippe aux choses comme à des bouées, par peur de se noyer. Des tas de scories s’accumulent dans notre psyché et les appréhensions nous submergent dans la peur, celle de la mort mais aussi celle de la vie. Ce faisant, nous restons figés et ne créons rien de nouveau. Dès maintenant, nous pourrions orienter notre chemin vers plus d’harmonie et de cohérence. Chacun de nous a le pouvoir  – et je dirais même la responsabilité – de se dire : « A partir d’aujourd’hui, je vais placer tous mes actes au service de la vie ». C’est notre propre existence que nous honorerons ainsi, l’éclairant de la conscience et de l’amour dont nous sommes dépositaires et dont notre terre a un besoin urgent.

Interview de Pierre Rabhi réalisée par Claire Eggermont
Pour Kaizen n°35, nov déc 2017
Crédit Photo: G. Atger

www.kaizen-magazine.com

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