Au fil de mon chemin de vie, s’est présentée à moi la confrontation avec l’Ombre.
Moi la toute blanche, Claire, ainsi nommée, tournée vers la spiritualité, attachée à la pureté, toujours en quête de lumière, voilà qu’à un moment donné, il m’a fallu rencontrer mon autre moitié, l’obscurité.
N’aspirant qu’à l’harmonie et fuyant tout conflit, j’avais été éduquée et conformée, comme tant d’autres, à être une femme docile, gentille, domestiquée et soumise à la Loi du Père, à l’image de Eve, seul versant du féminin que nos textes bibliques aient bien voulu retenir.
Je pensais n’avoir à vivre qu’un chemin d’amour et de douceur mais il semble que la Vie, ou les dimensions supérieures de mon être, en aient décidé autrement… Épreuves après épreuves, me confrontant tour à tour à l’abus, à la souffrance, à la désillusion, à la solitude, au vol de pouvoir et à la maladie, je sombrai dans la « nuit noire de l’âme ». En perte totale de sens comme de confiance, j’avais beau invoquer Marie, ma protectrice, rien n’y faisait.
S’il est vrai que nous venons ici bas expérimenter la dualité sur la terre pour grandir, faire fleurir nos plus beaux potentiels et faire progresser avec nous le Grand Tout, alors il était certainement impératif pour moi de me laisser enseigner par ce processus initiatique et d’accomplir ce que les alchimistes appellent « l’œuvre au noir » : sortir de la division qui m’accablait entre le corps et l’esprit, entre le pur et l’impur, le blanc et le noir, accueillir toutes les vieilles mémoires inconscientes qui régissaient mon existence, accepter pleinement l’incarnation et faire jaillir de mon ventre la force qui me permettrait de continuer à cheminer le cœur ouvert sans plus me perdre.
Chacune des étapes sur le chemin et chacun des maîtres rencontrés m’invitèrent à cette descente dans les tréfonds de mon être. Je distingue ici les chamanes et guérisseurs de diverses traditions qui m’ont beaucoup apporté, mais aussi les grandes rencontres de ma vie, les plus douces comme les plus effrayantes, qui n’en demeurent pas moins de grandes enseignantes. Peu à peu, naquit en moi une puissance nouvelle qui me permit de sortir de la dépression et de l’épuisement physique, de me relever, de faire face à mes blessures, d’affirmer qui je suis et de continuer ainsi et ainsi mon chemin de croissance. Progressivement, le flux de la vie fraya son passage à travers moi, réunissant le haut et le bas, m’ouvrant autant à des sphères élevées de conscience qu’au plaisir et à la beauté de la vie sur terre. L’initiation m’offrit le précieux cadeau du Discernement, marquée au fer rouge par la leçon que toute ouverture est appelée à s’allier à de la fermeté, que l’horizontalité du cœur ouvert a besoin d’alignement et d’ancrage, que la rondeur de la matrice féminine nécessite l’axe masculin pour pouvoir s’exprimer et partager sans perdre son intégrité.
Au fil du processus, vinrent me visiter durant mes rêves divers visages de Vierges Noires. La première fois que je me trouvai nez à nez avec Santa Muerte, j’eus au prime abord peur d’un mauvais présage. Mais très vite, je compris que je venais de réveiller, celle que depuis deux mille ans nous avons refoulée et diabolisée: Lilith, la part sauvage et instinctive de nos êtres, force primitive et créatrice qui permet la libre expression de ce que nous sommes réellement.
Pourquoi donc nous a-t-on fait croire que l’obscure Lilith méritait d’être chassée du monde céleste si ce n’est pour nous maintenir dans la peur, divisés à l’intérieur, soumis à l’extérieur ? Les Indiens ne disent-ils pas que la conscience mâle de Shiva resterait immobile si elle n’était pas animée par l’énergie sacrée et active de la féminine Parvati ?
Plutôt que de la craindre, je décidai de devenir amie avec cette Ombre, et découvre aujourd’hui que grâce à la force qu’elle détient, mon Féminin, ma sensibilité, peut retrouver comme à l’Origine son aspect solaire et s’extérioriser en toute confiance dans le feu de la joie et de la créativité. Tel un animal sauvage, instinctive, spontanée, affirmée, elle veille sur ma demeure sacrée.
Comme je l’ai redouté cette ombre noire qui me courait après dans mes rêves ! Elle prenait parfois la forme d’une panthère au pelage sombre qui me tournait autour, comme prête à bondir et à me dévorer. Jusqu’au jour où, dans ces mondes subtils, j’ai cessé de m’enfuir, cesser d’avoir peur. J’ai capitulé, j’ai ralenti ma course, je me suis retournée et je l’ai regardée. « Qu’il en soit ainsi. Je te vois. » A partir de là, tout a changé… J’ai compris qu’il s’agissait d’une part de moi-même qui demandait à être vue, comme un enfant blessé demanderait qu’on entende simplement sa peine. J’ai enfin compris que tout dans ma vie m’avait appelé à ré-intégrer cette Ombre, et non pas à la banir ni à la fuir !
Les dames sombres des traditions anciennes, comme Inanna, Ishtar, Kali et Hécate, souvent porteuses des symboles du serpent ou de la chouette, nous convient à cesser de voir l’Ombre comme étant négative, à ne plus la projeter sur l’autre, à avoir le courage de la regarder en soi et à découvrir en elle un merveilleux potentiel. Pour que notre humanité guérisse de ses maux, ne sommes-nous pas appelés, hommes et femmes, à retrouver notre unité intérieure, mettant en lumière ce qui est jusque là resté dans les « ténèbres », à savoir hors de notre conscience ? Pour avancer dans la Connaissance de soi et dans la pacification en soi, n’avons-nous pas à maîtriser les deux pôles indissociables du yin et du yang, du haut et du bas, de la Terre et du Ciel, et à les unir au niveau du Coeur, habitant ainsi pleinement nos trois centres de conscience ?
Tant de marcheuses et marcheurs spirituels n’aspirent qu’à la Blancheur, niant toute une part d’eux-mêmes qui n’a plus que la voie de la distorsion, de la colère et de la violence pour s’exprimer. De même, tant de femmes cheminant le cœur grand ouvert se font ravager par la dureté du monde, faute d’avoir su bâtir en elles-mêmes une fermeté, un ancrage et un axe solides. « S’ouvrir », oui, cela s’apprend et nécessite inévitablement de réveiller notre puissance, sans quoi notre cœur n’aurait d’autre issue que de se dessécher au fil des épreuves et de se replier dans sa coquille.
Plutôt que de nous révolter contre l’obscurantisme de notre monde, il semble qu’il y ait urgence à ce que chacun de nous prenne soin de cette Ombre qui appelle notre attention et notre amour du fin fond de nos entrailles. Nous réconcilier avec elle nous donne la ressource pour traverser l’obscurité, pour réveiller notre véritable potentiel créateur et pour donner naissance au monde nouveau, tout comme toute nouvelle vie jaillit du ventre noir de la Mère.
Chronique de Claire Eggermont
Écrite pour le dossier « S’abandonner, s’ouvrir, ça s’apprend »
de la revue Rêves de Femmes n°45, printemps 2017
http://www.revedefemmes.net/