Chamanisme et Psychothérapie. Quelles passerelles ?
Ils sont de plus en plus nombreux les praticiens qui font le pont entre ces deux voies : la psychothérapie occidentale et le chamanisme ancestral. Certains ont commencé par la première avant d’être « appelés » par la seconde comme ce fut le cas de Claire Marie, psychologue clinicienne initiée par une « curandera » mexicaine qui a transformé sa vision du monde. D’autres comme le guérisseur cherokee-métis Mikkal ont vécu très tôt des expériences d’éveil, avant de décider de se former à la psychologie. Ayant été eux-mêmes aidés par des guides ou thérapeutes capables de comprendre l’ouverture qu’ils vivaient et de prendre en compte la globalité de leur expérience, c’est cette « médecine » qu’ils offrent aujourd’hui à leur tour à notre monde : un accompagnement thérapeutique qui relie toutes les dimensions de notre être – corps, âme, psyché – et qui nous remet debout, entre Terre et Ciel, au cœur de la grande Toile universelle.
Relier, réparer, restaurer les liens entre les différentes parties de Soi, entre nos mémoires anciennes et nos défis présents, entre soi et plus grand que soi, apparait comme étant l’un des atouts principaux du chamanisme. « L’ego nous fait croire que nous sommes seuls et séparés mais c’est un leurre ! Loin des psychanalyses lacaniennes qui nous laissent seul sur le divan, le chamanisme nous sort de l’isolement et nous ouvre à la magie du cercle » explique Marie-Dominique Linder, ex-psychanalyste jungienne, initiée au bouddhisme vajrayāna et à la tradition amérindienne algonquine. Pour elle et ses confrères qui opèrent à cheval entre les traditions, à cheval entre les mondes, ce qu’apporte le chamanisme aux psychothérapies occidentales, c’est un élargissement de la conscience et du champ d’action. « Alors que les psychologues vont s’en tenir à ce que l’on connait et chercher à aider les personnes à s’ajuster à la société, le chamane opère avec un esprit plus ouvert. Il est concerné par le cœur, l’âme, la destinée, la mission de vie », nous éclaire Mikkal. Auteur de l’ouvrage Jung and Shamanism in dialogue, il nous rappelle que si Lacan considérait que le réel s’arrêtait au monde social et qu’il n’y avait rien au-delà qu’un grand trou noir, que si Freud percevait tout conflit comme étant « intra-psychique », Jung, lui, croyait aux mondes invisibles. « Ses idées étaient proches du chamanisme. Il vécut l’expérience de descendre dans ce qu’il appelait l’inconscient, que nous appellerions les « mondes d’en-bas ». Là, il rencontra dieux et démons, dont Philemon qui lui délivra de profonds enseignements sur la psyché. Il parlait des esprits comme d’archétypes afin que ses contemporains ne soient pas effrayés, mais dans une lettre à un ami, il admet qu’appeler cela « le monde spirituel » plutôt que « l’inconscient » aurait été plus précis. » Claire Marie nous indique qu’en effet la notion d’inconscient collectif de Jung pense déjà la souffrance au-delà du champ individuel. . « Mais le psychanalyste jungien ne va pas toucher le patient, ni entrer en transe, ni appeler l’esprit du feu ou d’une plante. Sa capacité à modifier le patient reste basée sur la parole, le symbole et le rêve. Tandis que le chamane s’implique beaucoup plus. Il offre son corps pour voyager dans le champ énergétique du patient et de l’univers. En se reliant en plus aux énergies de la nature, il bouge des strates beaucoup plus larges que s’il restait simplement assis en face de lui à l’écouter et lui parler. » L’état de transe permettrait donc au chamane de ne pas se cantonner à ses seules ressources mais de se laisser traverser par des intelligences, des forces, des énergies plus grandes que lui, qui vont agir de manière inouïe sur les différents corps du patient.
Pour le patient également, les soins, rituels et cérémonies chamaniques vont offrir une ouverture dans laquelle il va pouvoir retrouver peu à peu son entièreté. Le parcours de soin commence généralement par un nettoyage des différents corps subtils, du cœur et de la psyché afin que l’énergie de Vie puisse se remettre à circuler et l’âme ou l’essence de la personne revenir prendre place. « Au cours des soins que j’ai donnés en Amazonie, j’ai compris que l’être pouvait être aux prises avec des forces noires et colonisé par elles d’une certaine façon. Lors de graves traumatismes tels que les abus sexuels, la maltraitante et autres, ces énergies négatives s’infiltrent dans la personne. Bien que ces aspect-là nous mettent parfois mal à l’aise en Occident, ma pratique au sens clinique du terme m’a poussée à accepter cette réalité et à la traiter », raconte Maud Séjournant dans l’ouvrage Femmes chamanes. L’ouverture, le nettoyage, le soin passent par le corps – parfois par des purges ou des rituels de mort et de renaissance -, ce qui peut être aussi éprouvant que libérateur. Pour Marie-Dominique Linder, le corps est vraiment la clé de la transformation. Les rituels chamaniques comme ceux de la hutte de sudation qu’elle propose nous poussent à sortir du confort de notre vie moderne et à braver nos peurs les plus profondes. Ils vont nous mettre en contact avec la puissance des éléments, du froid, du feu, du noir et à travers eux en contact avec la Force de vie. « C’est direct, cash ! Il y a une crudité, une immédiateté. Soit tu résistes et tu souffres atrocement, soit tu lâches et tu ris ! », ajoute-t-elle en mentionnant la pulsion guerrière et endurante que cela réveille en nous. « Pris dans cette intensité, l’ego ne peut plus lutter, il est terrassé comme St Georges et St Michel terrassaient le dragon. Les barrières lâchent, les personnes offrent leur cri au monde, hurlent leur souffrance, l’extirpent de leur corps en dansant au son du tambour. Notre ego nous protège de la mort mais aussi de cette intimité la plus nue et pourtant, c’est là qu’on se rencontre véritablement. »
Au-delà du terrassement de l’ego qui nous remet à notre juste place, ce qui se passe dans ces moments cruciaux, c’est une reconnexion avec la terre, avec l’incarnation, un « Oui à la vie » qui s’élève au-delà de toutes les souffrances endurées dans le passé. Pour le psychothérapeute Sébastien Fargue, passionné par les voies spirituelles depuis plus de 25 ans, le chamanisme s’est imposé à un moment donné où il sentait qu’il lui manquait de l’ancrage et qu’il avait besoin de se développer au niveau de sa structure de vie très concrète. « Le chamanisme s’est révélé à moi comme une voie royale pour reconnecter le divin en bas, sortir des absurdités culturelles et religieuses qui placent le Père supérieur à la Mère, et retrouver la noblesse des instincts. Il m’a permis de rencontrer la Pacha Mama, maitresse des ondes de forme et de la manifestation. Ça a été fabuleux pour moi de rencontrer au cœur de la Terre, dans ses formes et ses couleurs, les forces d’Amour et de Lumière que j’avais rencontrées au cœur du Ciel dans l’aspect sans forme et silencieux », partage-t-il avec sagesse. Tout comme lui, nombreux sont ceux qui à travers le chamanisme ont été amenés à affronter leurs pires ombres et monstres intérieurs pour finalement rencontrer « la lumière au cœur du Feu » et se relever victorieux. « Reprendre ma place, restaurer mon pouvoir, redevenir maître de mon territoire » sont autant de qualificatifs employés par ceux qui sont passés à travers ces rites initiatiques et qui ont su découvrir les cadeaux cachés derrière les grandes épreuves de leur vie. « C’est la force des rituels chamaniques, poursuit Marie-Dominique Linder. A un moment donné, les participants entrent dans une dilatation de conscience, une vision pénétrante, globale, inter-dépendante qui englobe tout, les deux faces de tout événement, les deux bouts d’un conflit, le bourreau et la victime. Les cœurs s’ouvrent et une énergie d’amour follement guérisseuse fait son œuvre ! Dans une nuit de hutte ou de Feu sacré, on vit tout un parcours thérapeutique, on lutte avec soi-même avant de tout lâcher et qu’une autre énergie puisse venir nous rejoindre. On touche alors une sensation de l’ordre de l’invincibilité de notre âme, de notre éternité… »
Si de puissantes réparations et reconnexions peuvent advenir lors de soins ou cérémonies chamaniques, elles nécessitent souvent d’être bien accompagnées et là aussi, chamanisme et psychothérapie ont tout intérêt à coopérer. « Derrière ces expériences de contact avec la transcendance, il y a toujours un risque de décompensation. Tout le travail va alors consister à accompagner l’ego pour qu’il puisse intégrer au quotidien cette immensité d’énergie d’amour et de lumière qu’il a touchée. Le petit moi serré a été pulvérisé. Il faut l’aider à se réorganiser, à sortir de l’identification à la souffrance », nous alerte Marie Dominique Linder. Si certains prétendent qu’une cérémonie chamanique peut équivaloir à 10 ans de psychothérapie, pour Mikkal « cela est faux ! la vérité est que le changement, la transformation, la guérison sont un long processus de vie. Certains gros traumas prendront 20 ans à s’apaiser et ne le seront peut-être jamais pleinement… Pour moi, tous les soins chamaniques n’ont pas d’autre but que ramener la personne sur le chemin du Cœur afin qu’elle puisse partager ce qu’elle est véritablement, offrir son amour au monde. Il y a seulement un Être sous de très nombreuses formes. Certaines ont des corps comme nous. D’autres sont dans les autres mondes. Mais elles sont toutes connectées. Nous sommes tous parties du divin. Le chamane vous aide à vous éveiller à cette vérité et à faire en sorte que vous puissiez vous maintenir en équilibre avec elle et tous les défis de votre vie. »
ENCART
Se reconnecter au chant sacré de la Terre
Pour la chamane Sandra Delepaut, le chamanisme nous permet de restaurer ce qu’elle appelle le « premier lien », celui qui nous unit au cosmos. « Il nous permet de ne plus rester figés dans un monde 3D et un temps linéaire, de nous ouvrir à des dimensions insoupçonnées et de nous reconnecter au chant sacré de la terre ». « Mes oreilles se sont ouvertes et j’ai entendu un chant d’une rare beauté, venant de loin ; je me suis mise à le fredonner, sans pouvoir le retenir et sans savoir de quelle langue il s’agissait. Il me soignait, moi et ceux qui m’entouraient, et faisaient couler sur nos joues des larmes de grâce », témoigne une participante, encore émue par l’expérience. « Dans ma pratique de recouvrement d’âme que j’ai reçue de la médecine Aztèque, je pose mon front sur la paume des pieds du patient : le verbe sacré qui sort de mon cœur circule dans tous les méridiens de la personne. Ce n’est pas une parole qui vient du mental mais un Verbe créateur, au service du cœur et de l’esprit », précise Claire Marie.
En savoir plus :
- Comment je suis devenue chamane, initiation d’une psychologue, Claire Marie, Fayard, 2016.
- Au sujet de Marie-Dominique Linder : mariedominiquelinder.com
- Au sujet de Mikkal : crowsnestshamanism.com
Jung and shamanism in dialogue, Trafford Edition, 2007. - Au sujet de Sébastien Fargue : https://eveilnaturel.com
Reportage de Claire Eggermont pour Inexploré Magazine, été 2021.