Isabelle Desplats est co-fondatrice et présidente du mouvement Colibris, formatrice et coach en qualité relationnelle et intelligence collective. Elle assure la direction de l’équipe opérationnelle de Colibris pour une période de transition vers une gouvernance partagée.

 Rajagopal, grand militant altermondialiste indien, rappelait récemment les paroles de Gandhi en ces termes : « Commence par changer en toi ce que tu veux voir changer dans le monde ». Selon moi, le maillon intrapersonnel est effectivement fondamental : c’est la première brique sur laquelle reposent ensuite les maillons interpersonnels et organisationnels. Il s’agit d’une conscience et d’une écoute de soi qui permettent d’agir à la racine sur ce qui, en nous-même, peut génèrer de la domination issue de la peur, ou bien de la coopération fondée sur la confiance. C’est dans ce chaudron intime que nous pouvons passer d’une vision binaire qui nous conduit à juger, à une posture relationnelle ouverte, responsable et constructive.

Reprendre son pouvoir par l’écoute de soi

Dans mon travail, on me contacte souvent pour des problématiques relationnelles et j’amène les personnes à comprendre que leur résolution passe impérativement par un retour sur ce qui se joue en chacun. Plusieurs réactions sont habituelles devant la difficulté: être dans la fuite ou l’évitement, se résigner et se soumettre en victime impuissante, ou encore opter pour une attitude rebelle, vindicative, qui met la responsabilité du problème à l’extérieur de soi et attend des autres qu’ils changent. Or, tant que j’attends que les autres changent, je ne prends pas mon pouvoir. Et chacun a l’immense pouvoir d’être soi-même un vecteur d’évolution. Il y a là une façon très concrète et puissante de « faire sa part » dans chaque situation du quotidien.

Les tensions relationnelles sont souvent associées à des émotions douloureuses que nous ne savons pas accueillir, faute d’avoir appris le faire : colère, frustration, déception, etc. Or, je peux les écouter comme un signe « bio-logique », qui parle du vivant et qui témoigne d’un écart entre un besoin en moi et ce que je vis dans une situation. La première violence est celle que je me fais à moi-même en ne m’écoutant pas, ou pas à temps. Elle dégénère alors facilement en violence contre l’autre sous forme de ré-actions. L’attitude constructive serait alors de se demander : Qu’est-ce qui me touche dans cette situation ? Comment je me sens ? A quoi j’aspire ?, d’exprimer ce besoin par une parole vraie et de faire des propositions concrètes pour qu’il soit satisfait1. Si j’apprends à m’écouter de cette manière, je saurai aussi écouter les autres avec plus d’empathie.

De l’enfant blessé à l’être entier et responsable

Un grand nombre de blessures intérieures nous rendent toxiques socialement. Par exemple, si je n’ai pas reçu assez de reconnaissance étant petit, je peux rechercher sans cesse des situations de pouvoir où compenser une faible estime de moi-même. Tant que je ne travaille pas sur mes automatismes et conditionnements, que je ne développe pas cette vigilance à être en lien intime avec ce qui se passe en moi à chaque instant, et que je ne m’offre pas un accueil bienveillant et inconditionnel, je peux rester dans un comportement de domination et d’exigence sur l’autre, même involontairement. Je n’assume pas ma responsabilité.

Au sein de nos milieux associatifs et alternatifs, je remarque qu’un grand nombre d’entre nous agissons à partir de blessures : nous voulons sauver, ou prendre notre revanche sur cette société, nous recherchons l’amour ou la famille que nous n’avons pas eu, etc. Si nous ne le voyons pas, nous pouvons faire preuve d’un engagement sans limite et faire payer ensuite au collectif notre frustration d’avoir tant donné… C’est une question fondamentale à se poser : A partir de quoi est-ce que j’agis ? A partir de l’enfant blessé en moi ou bien du centre de mon être, du pur élan d’honorer et d’embellir la vie pour moi et pour ceux qui m’entourent ? Guérir nos blessures permet d’être un acteur du changement qui ne reproduit pas ce qu’il essaie de fuir. On parle de notre impact écologique ; peut-être pourrions-nous prendre autant en compte l’impact de nos pensées, de nos paroles, de nos comportements sur le climat relationnel et organisationnel ?

Quand la qualité relationnelle sert nos objectifs collectifs

Nos organisations gagneraient vraiment à ralentir et à s’offrir des espaces où il y ait de l’écoute et où la relation soit au centre, prioritairement à l’objectif. Car l’atteinte des objectifs découle naturellement de la qualité de nos relations et aussi de notre joie à coopérer. Célébrer la vie, honorer le présent et faire l’inventaire du positif dans nos projets est essentiel. Depuis près d’un an2, l’équipe de Colibris a pris l’habitude de commencer sa réunion opérationnelle hebdomadaire par un moment de silence qui permet de se centrer et de mettre son intention sur le projet qui nous rassemble. Suit un tour de météo où chacun exprime en quelques mots comment il se sent, avec quoi il est arrive : disponible, fatigué, heureux, troublé, etc. Cela permet à chaque Je de se relier aux autres et de tisser du Nous, à partir de ce qu’il vit personnellement. Nous passons alors à la revue de projets : chacun a trois minutes pour souligner tout ce qui a avancé la semaine passée sur ses projets en cours. Nous attaquons ensuite la gestion opérationnelle par les tensions : à tour de rôle, chacun en expose une, c’est-à-dire un point très concret où il a besoin de s’harmoniser, de s’organiser avec les autres pour la semaine à venir. Chaque tension est vraiment appréhendée comme un vecteur d’évolution. Nous apprenons également à trier les tensions : relationnelles, opérationnelles, en lien avec la gouvernance ou la stratégie. Savoir les repérer et les classer permet de les traiter dans l’espace approprié et de ne pas tout mélanger. Pour finir, nous faisons un tour de clôture de la réunion où chacun dit comment il l’a vécue, avec quoi il repart et nous tirons d’éventuels apprentissages pour la prochaine fois.

Ce sont des outils intéressants pour que nos organisations deviennent auto-apprenantes : chacun se soutient mutuellement à changer de paradigme en soi et donc dans la société.

Par Claire Eggermont d’après une rencontre avec Isabelle Desplats, Mouvement Colibris.
Article paru dans Terre & Humanisme n°85, printemps 2014

  1. Processus de la CNV, Communication NonViolente.
  2. Suite à l’accompagnement de l’UdN, Université du Nous.

Plus d’infos : http://www.colibris-lemouvement.org

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