… pour la sauvegarde de l’Amazonie

Quarante-cinq ans après son premier contact avec les Blancs, le peuple indigène brésilien des Suruí-Paiter a su faire face aux invasions désastreuses des prospecteurs miniers, déforesteurs clandestins et autres agents du « développement » pour regagner son indépendance et sauvegarder une partie de ses terres ancestrales.

Dans son dernier livre Sauver la Planète, Corine Sombun se fait le porte-parole de leur chef Almir Narayamoga Suruí, considéré comme l’un des plus grands activistes autochtones d’Amérique du Sud. Au péril de sa vie, il a mis en place un plan exemplaire de gestion durable de la forêt, déjà adopté par une cinquantaine de tribus voisines. S’appuyant sur le soutien logistique et financier de grandes ONG et entreprises, il témoigne que tradition et modernité peuvent coopérer pour le bien commun de l’humanité.

Une prophétie ancestrale racontait qu’un jour un serpent géant viendrait engloutir le peuple Suruí dévastant sur son passage l’ensemble de son environnement… Un matin de 1969, les membres de la tribu virent à l’horizon de leur vallée les arbres tomber, « avalés par la bouche d’un énorme serpent à tête jaune. Ils ont sagement observé l’animal, pensant qu’il serait bientôt repu. Mais rien ne semblait pouvoir l’arrêter… »

C’est ainsi que la route BR364 fit intrusion dans l’état du Rondônia, ouvrant la voie à l’exploitation sans retenue des terres encore vierges du nord-ouest de l’Amazonie brésilienne. Cela marqua le premier contact des Suruí avec les Blancs. Leur tribu comptait alors 5000 membres répartis sur plus de deux millions d’hectares. Trois ans après, seuls 240 d’entre eux avaient survécu aux épidémies importées par les colons. Ce désastre, vécu comme un anéantissement programmé, ne fut que le premier d’une longue série d’épreuves auxquelles les Suruí allaient devoir se confronter.

Un eldorado désastreux

Début 1970, l’exploitation des ressources minières de la région fut confiée à la FUNAI1 – organisme succédant au Service de Protection des Indiens –. Des milliers de colons envahirent la forêt, chercheurs d’or et de diamant, petits fermiers du Sud du pays attirés par ce nouvel eldorado ou spéculateurs immobiliers n’hésitant pas à éliminer violemment leurs adversaires. Les scieries, élevages et cultures intensives de riz et de café se démultiplièrent tandis que les tribus indiennes subissaient génocides ou campagnes de séduction achetant les arbres de leurs terres ancestrales contre divers présents et « pots-de-vin ». Certains inspecteurs de la FUNAI qui avaient pour mission officielle de gérer au mieux les relations entre indigènes et migrants et d’apporter protection aux Indiens s’adonnèrent eux-mêmes à ces actes de corruption.

Après de multiples luttes et revendications, en 1981, la justice se positionna pour l’expulsion des colons du territoire Suruí mais cet espoir fut annihilé par le vaste programme Polonoroeste lancé par le gouvernement afin d’accélérer le développement au nord-ouest du pays. De nouvelles routes drainèrent une vague d’immigration de près de 200 000 colons par an dans la région, dont l’impact sur la forêt fut dévastateur, à tel point que Polonoroeste fut désigné par la suite comme un désastre socio-environnemental sans précédent. La Banque mondiale, cofinanceur du projet, avait pourtant exigé qu’une partie des fonds soit allouée à la protection des aires indigènes et au bien-être de leurs peuples, mais celle-ci fut détournée. Les Anciens des tribus, démunis, cédèrent le pouvoir aux jeunes qui tombèrent dans les dérives de la société occidentale et perdirent leurs traditions en même temps que leur autonomie. Outils, vêtements, nourriture, etc. devinrent des besoins incontournables. Pour y répondre, pour la première fois au milieu des années 80, certains membres Suruí se laissèrent tenter à leur tour par des compensations financières contre la coupe illégale de bois sur leurs terres. Cette pratique devint monnaie courante et les chefs perdirent le contrôle de la situation. Cela ouvrit le pas à une politique de gestion à court terme des ressources de la forêt.

Pour la reconnaissance des droits indigènes

« Au fond, que voulaient ces hommes en vendant le bois de notre territoire ? Ce que veut chacun de nous : nourrir sa famille. Ma responsabilité était donc de leur donner un autre moyen de le faire. » C’est sur ce credo qu’Almir Narayamoga Suruí, élu chef de son clan en 1992 à l’âge de 17 ans, axa son engagement. Né et grandi dans la lutte auprès de son peuple, éduqué par son père à respecter et dialoguer avec les esprits de la forêt, conscient de la richesse inestimable des ressources de l’Amazonie, plus grand réservoir de biodiversité au monde, il fut le premier Suruí à accéder à des études universitaires. Ses objectifs initiaux furent d’inciter les siens à renouer avec leurs traditions, malmenées par les missionnaires – rituels, peintures corporelles, organisation sociale, etc.-, de permettre aux enfants d’accéder à l’instruction tant en portugais que dans leur langue native le tupi-mondé, et enfin de former des agents de santé indigènes au traitement des nouvelles maladies. Pour la première fois depuis le contact, ils assistèrent à une hausse de leur démographie. En 1994, Almir devint coordinateur du mouvement indigène de l’état du Rondônia et responsable pour l’environnement de la Coordination des Indiens d’Amazonie brésilienne. Avec d’autres mouvements sociaux, ils organisèrent diverses manifestations, bloquèrent des voies de communication et dénoncèrent la corruption du gouvernement. Ils rencontrèrent ensemble en 1999 aux Etats-Unis le directeur de la Banque mondiale et purent enfin obtenir de leur gouverneur de leur rendre la part des emprunts qui leur était due.

Reforester l’Amazonie

En 2003, Almir fut confronté aux dissensions qui déchiraient son propre peuple, certains membres continuant à passer accord avec les madeireiros2. Il réunit alors les différents clans Suruí et leur demandèrent d’imaginer des alternatives à la déforestation, génératrices d’argent « propre ». Quand il proposa lui-même de planter des arbres dans toutes les zones déforestées, il obtint pour réponse la stupéfaction puis les rires de ses proches. « Planter des arbres en Amazonie, c’était comme vouloir mettre de l’eau dans la mer ! »

Il finit par fédérer le soutien de l’ensemble de son clan et développa un plan de gestion durable de la forêt sur cinquante ans, dans le but de libérer sa tribu de la dépendance aux aides gouvernementales et de réorienter leur économie sur des activités écologiques rentables.

Pour le soutenir dans ce projet, Almir tissa un partenariat de cœur avec le responsable de l’association suisse Aquaverde. Celle-ci accepta de subventionner les Suruí et de les accompagner dans leurs activités de reforestation. Le choix des espèces à replanter se fit en fonction des priorités, en remplacement à celles qui avaient été éradiquées : arbres dont le feuillage ou le bois entrait dans la construction traditionnelle des maisons, de l’artisanat ou des instruments rituels, fruits permettant de regagner l’autonomie et la diversification alimentaires, ressources pouvant être transformées et vendues pour répondre aux besoins financiers de la tribu : production durable de noix du Brésil, de cacao sauvage, d’huile de copaiba, de bananes, etc. Très vite, de nouvelles alliances se créèrent avec d’autres ONG, permettant notamment d’établir un diagnostic ethno-environnemental de leur territoire ainsi qu’une carte culturelle. « Nous savions que les Blancs avaient des préjugés tenaces sur les Indiens. Nous en avions aussi forcément sur eux mais nous essayions justement d’améliorer nos relations en montrant inlassablement que notre expertise de la forêt, dont nous étions les seuls à véritablement détenir la connaissance, pouvait contribuer au bien de tous. »

Les Indiens « High-Tech »

Au fil de son itinéraire, Almir décida de se tourner vers les outils de communication moderne pour dénoncer les agissements illégaux des madeireiros qui continuaient à opérer des coupes clandestines sur leurs terres. Il les dénonça avec virulence sur Internet, suite à quoi il apprit que sa tête avait été mise à prix à plus de 100 000 dollars… Faut-il rappeler que ces agissements sont plus que communs dans la triste lutte des activistes défenseurs de l’Amazonie dont plus de 900 ont été assassinés en dix ans ? Almir fut alors évacué aux Etats-Unis où il continua son combat et eut l’idée de frapper à la porte de Google. Contre toute attente de ses partenaires, il obtint du géant du Web le financement d’ordinateurs, de GPS reliés à Internet par satellite et de formateurs qui donnèrent aux Suruí les moyens de réaliser une carte interactive de leur territoire et de mieux surveiller, localiser et signaler les abattages illégaux. En quelques années, la tribu, surnommée « les Indiens High-Tech » par les médias dont elle avait attiré l’attention, parvint à alerter l’opinion internationale et à convaincre le gouvernement de détacher plusieurs agents de police environnementale dans sa région. Ce processus aboutit à la fermeture de seize scieries illégales et à la quasi-disparition de la déforestation clandestine. Les dons soulevés permirent de financer la plantation de plus de 100 000 arbres. « Il faudra encore du temps pour atteindre l’objectif du million que nous nous sommes fixés, précise Almir, mais aujourd’hui, avec Google Earth Engine, il est déjà possible de voir un petit point sur la carte animée du vaste Brésil : notre tribu, accompagné de photos et du récit de nos traditions et de notre histoire. » Selon Corine Sombrun, les dirigeants de Google ont été réellement émus par la cause des Suruí, même s’il est certain qu’ils cherchent aussi à reverdir leur notoriété. « Mais si le cœur rejoint les intérêts d’image, à quoi bon critiquer la démarche, tout le monde est gagnant ! »

Le projet carbone Suruí

Selon Almir, l’une des réalisations les plus importantes de sa tribu fut le projet carbone Suruí. Grâce à un ami californien, il découvrir le concept REDD+3, coordonné par l’ONU, et permettant d’être rémunéré pour la préservation de leur forêt, en vendant des « crédits carbone » à de grandes entreprises sur le marché international. Almir comprit que les arbres de son territoire étaient des absorbeurs de gaz à effet de serre et qu’en les replantant et les sauvegardant, il contribuait à l’objectif planétaire de réduction globale du réchauffement climatique. Les fonds générés lui permettraient de s’autonomiser davantage des aides et subventions, et de continuer à financer une reforestation de plus grande ampleur tout en développant d’autres projets pour son peuple et pour le monde, comme celui d’une université et d’un centre de recherche sur les vertus médicinales des plantes amazoniennes.

Après un processus long et difficile, les Suruí parvinrent à faire valider leur projet sur le marché indépendant des émissions carbone. Afin de maintenir la cohérence de sa démarche, Almir refuse de vendre les crédits carbone de sa forêt à toute entreprise qui ne s’engagerait pas à réduire ses émissions polluantes à la source. En 2013, Natura Cosméticos, le numéro un brésilien des cosmétiques biologiques leur a ainsi acheté l’équivalent de 120 000 tonnes de compensation carbone tout en s’engageant à réduire par trois en sept ans le niveau de ses émissions. D’après Corine Sombrun, la lucidité et le discernement d’Almir seraient garantes de la bonne gestion d’un tel projet. « Il y a ceux qui qualifient ce programme de marchandisation de la Nature, dit-il. Je ne peux les contredire, mais proposent-ils d’autres solutions pour générer des bénéfices de la forêt sans la détruire ? Non. Et en attendant, nos crédits carbone sont devenus le premier projet indigène commercialisé à la fois selon les critères légaux du marché international et selon ceux de la politique du droit indigène. »

La lutte continue

Aujourd’hui, grâce aux ressources issues de leur gestion durable de la forêt, les Suruí sont économiquement indépendants et leur population est remontée à 1400 membres. Afin de mettre leur modèle de gestion au service du plus grand nombre, ils l’ont présenté à 180 tribus d’Amazonie brésilienne et 50 d’entre elles l’ont déjà adopté et adapté à leurs besoins et à leur territoire.

Malgré cela, la lutte continue. Le déboisement au Brésil est à nouveau en hausse, une récente réforme du code forestier remet en cause les acquis des peuples indigènes et d’importants chantiers de construction sont en cours laissant prédire de nouvelles catastrophes socio-environnementales. Parmi les dix-huit usines hydro-électriques projetées dans le bassin amazonien des fleuves Araguia et Tocantis, le Belon Monte est conçu pour devenir le troisième plus grand barrage au monde. « Face à cela, poursuit Corine Sombrun, les Suruí ne peuvent rien faire si ce n’est alerter l’opinion internationale, espérer un changement des consciences et continuer à montrer l’exemple.  Aujourd’hui, ils continuent à pêcher, à chasser, à célébrer leurs rituels de la Création tout en sachant se connecter à Internet et aux GPS. Ils replantent aussi les arbres en fonction des esprits qu’ils souhaitent faire revenir. Ils ont su s’adapter et rester intègres. Ils savent que nous sommes tous unis, et irrévocablement unis à la terre mère et qu’il en va de notre intérêt à tous de partager nos savoirs et savoir-faire pour la survie de nos enfants. »

En 2008, Almir a reçu le prix des droits de l’homme à Genève. Depuis 2012, ayant fait l’objet de nouvelles menaces de la part des exploitants illégaux ayant réinvesti les terres Suruí, il a été placé sous la protection permanente de deux gardes du corps fédéraux. Malgré cela, il poursuit son combat, avec confiance et humilité.

« Mon père me disait : N’entame jamais un combat en pensant que tu es le meilleur. Et si on te le fait croire, alors mets vite ce meilleur au service des autres. »

1 : FUNAI= Fundação Nacional do Indio

2 : madeireiros = exploitants forestiers

3 : REDD = Réduction des émissions dues à déforestation et à la dégradation des forêts

Reportage de Claire Eggermont
paru dans Sacrée Planète n°71, août-sept 2015

En savoir plus:

Sauver la Planète, Le message d’un chef indien d’Amazonie, de Almir Narayamoga et Corine Sombun, Editions Albin Michel, mars 2015

Site du peuple Paiter Suruí : http://pib.socioambiental.org/en/povo/surui-paiter

Soutenir l’association Aquaverde et parrainer la plantation d’arbres au profit des Suruí et des Mundurucu dans l’état du Para : www.aquaverde.org

 

Retrouver l’article complet dans Sacrée Planète n°71
www.sacree-planete.com

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