Rencontre avec Sylvain Auger-Gimenez.
A l’automne dernier, le collectif « Esprits libres » lance le projet « Changement de Cap » en Ardèche méridionale. S’inspirant à la fois des Oasis en Tous Lieux et des communautés Emmaüs, l’idée est de créer un lieu de vie et d’accueil associé à des jardins agroécologiques, à une boutique de récup’ et à divers événements solidaires.
« Changement de Cap » est l’aboutissement de tout un chemin parcouru, celui de Sylvain qui incarne aujourd’hui dans l’action sa quête de sens et de cohérence.
Claire Eggermont: Peux-tu nous dire quelles ont été les grandes étapes de ton chemin de vie jusqu’ici ?
Sylvain Auger-Gimenez: Je suis un enfant issu de la richesse des quartiers populaires. J’ai grandi dans les cités de Montpellier, le béton, les codes et les carcans urbains. A la majorité, j’ai décidé de partir en voyage pour prendre l’air et voir ce qui se passait ailleurs, à la recherche de sens, d’autre chose. Je me suis aperçu que tout ce que je fuyais en partant du quartier, le fatalisme, l’attentisme, le défaitisme, le pessimisme, la précarité matérielle et surtout morale, je le retrouvais partout où j’allais. Et j’ai décidé de revenir pour m’engager vraiment ici. J’avais fait beaucoup de constats et j’avais maintenant envie de trouver des outils concrets pour aider vraiment à un changement de société. Après m’être investi dans des quartiers populaires à Toulouse, auprès des sans-papiers et dans des squats politiques, je me sentais en mouvement mais toujours dans l’impuissance.
C’est à ce moment que j’ai rencontré Sophie qui m’a parlé de Pierre Rabhi et conseillé de lire ses livres. Ca a été un déclencheur, un grand changement. J’ai été transcendé par le message : « Jardiner, c’est résister ». Si je fais mon jardin et que je cesse d’acheter ma nourriture dans des supermarchés, j’agis vraiment contre son système.
On a donc fait notre retour à la terre et commencé à jardiner en 2007. On a suivi des formations (ou plutôt un déformatage), fait du bénévolat à Terre & Humanisme, aux Amanins, dans la communauté Emmaüs Lescar Pau et tout cela nous a donné de l’espoir et a fait germer notre projet. Zia notre petite fille est née, comme quoi le vivant appelle le vivant.
CE: Votre projet s’appelait initialement l’Oasis Emmaüs. En quoi réunit-il les valeurs portées par ces deux mouvements ?
S AG: L’idée principale est de réunir des personnes qui cherchent du sens, qui souhaitent autre chose pour elles, pour le monde et pour nos enfants, et de se mettre en action ensemble.
Pour nous, les Oasis de Pierre Rabhi et les communautés Emmaüs sont deux modèles fertiles qui nous inspirent. Les Oasis pour le côté de résister par le jardinage, de se nourrir sainement, de revendiquer une qualité de vie dans la simplicité ; Emmaüs pour le côté d’accueil inconditionnel de nos semblables, du « faire ensemble » et de l’autonomie économique. On n’a pas envie d’avoir de subvention publique. Récupérer les déchets de notre société de surconsommation, donner une seconde vie à ces objets qui sont inutiles pour certains et nécessaires pour d’autres, les revendre à des prix très accessibles, ce n’est pas une fin en soi, mais ça permet de générer les sous nécessaires à construire la suite du projet. C’est pour cela qu’on a commencé par créer la boutique de Récup’ Vente. On est arrivé avec rien, les gens passaient devant, nous questionnaient et nous ont tout donné. En quinze jours, on a eu le temps d’aménager et de remplir le magasin. Comme quoi, le partage existe vraiment !
Plus tard, on souhaite créer un lieu de vie pérenne avec des jardins agroécologiques qui permette d’accueillir des personnes dans l’urgence, dans la précarité, qui souhaitent s’impliquer avec nous ou simplement trouver refuge, le temps de se reconstruire. On veut montrer que des « pirates » peuvent aller vers le bien-vivre, sortir du défaitisme, se relever et rester en action surtout. Les constats, ça suffit, ce sont les mêmes partout : ne plus subir mais agir, c’est ça notre force.
CE: Le projet Changement de Cap s’adresse uniquement à des personnes en précarité ?
S AG: Il s’adresse à tous, quels que soient nos passés, nos parcours, nos carences. Je parle de précarité car elle est partout dans notre société. Même s’ils ont tout ce qu’il faut matériellement, beaucoup de gens se sentent inutiles. Nombre d’entre eux sont sur la corde raide de la dépression. On sait que chaque maillon est utile dans l’écosystème mais nous, les humains, on ne sait pas à quoi on sert. On est là au milieu et on détruit ! Ce n’est pas possible pour moi ! Depuis qu’on a ouvert la boutique et commencé à organiser des soupes populaires, des jeunes viennent passer du temps avec nous. Ils sont découragés face à ce système, ils nous demandent ce qu’on fait là, à s’activer partout et à rayonner de joie. On leur montre qu’on a fait des choix, qu’il y a des choses qu’on ne négociera plus. Le changement commence par soi, c’est ça le plus gros travail : ça passe par nous mêmes, mais les uns additionnés aux autres, on devient une force collective, de personnes qui font déjà attention à elles. Personnellement ce ne serait pas cohérent pour moi d’aller vivre en autarcie dans une montagne, sauver ma tête dans un échec collectif. Ce qu’on veut, c’est remettre l’humain à sa place, qu’il puisse vivre bien, dignement, sans le faire sur le dos de son voisin ou d’un enfant qui meurt à l’autre bout du monde.
CE: En seulement quelques mois, quels sont les résultats dont vous pouvez témoigner ?
S AG: Notre projet apporte de la vitalité dans l’action. Quand tu es en action avec de la cohérence et du sens, forcément ça va bien. Ça marche, on le voit tous les jours. On voit des personnes âgées rencontrer leur voisin lors des soupes populaires qu’on organise. On voit ces jeunes qui reprennent espoir et ont envie de s’impliquer avec nous. On reçoit des appels de journalistes, d’assistantes sociales, et même du député ! Une dame nous a légué son camion après nous avoir entendu parler à la radio. Les gens se sentent utiles, nous aussi, et je peux témoigner qu’on se sent vraiment mieux en soi et avec nos semblables.
CE: Quel a été ton moteur pour être animé d’une telle dynamique ? Y a t’il eu des épreuves qui ont pu te faire douter ?
S AG: J’ai toujours cherché à dépasser les incohérences. Si tu te lèves tous les jours et que tu vas chercher, et bien un jour tu trouves ! Et même si tu tombes sur des obstacles, ils enlèvent au final ce qui est faible en toi. Tu as plus de recul, tu les comprends mieux et tu peux commencer à créer, à oser te risquer dans la vie. Les seuls obstacles, ce sont les barrières qu’il y a dans nos têtes. Dans la cité, on nous disait que notre seul avenir était de finir ouvrier dans l’usine d’à côté, on nous a mis ces conditionnements dans le crâne et un jour, je me suis dit : « Ça, je n’en veux plus ». Je suis retourné l’an passé dans le quartier de mon enfance. Rien n’avait bougé, rien n’avait changé, si ce n’est moi-même. Sur les 150 jeunes de ma génération, on est deux à être partis. Je ne sais pas pourquoi j’ai eu cette audace d’aller voir ailleurs et pas d’autres. En tout cas, ma force d’aujourd’hui découle de mon parcours qui n’a pas toujours été facile. Ça m’a donné l’élan pour être curieux et vouloir autre chose. Faire avec ses semblables, aider en s’aidant, ça c’est de l’utilité et du sens. Et je peux le dire, ce chemin, il m’a fait du bien.
Article de Claire Eggermont paru dans Terre & Humanisme, Printemps 2014
Plus d’infos sur : www.changedecap.fr