D’un bout à l’autre de la terre, depuis les temps préhistoriques, le tambour a joué un rôle primordial dans les rituels d’alliance et de communication entre l’Humain et l’Invisible.

Si « il y a autant de chamanismes qu’il y a de chamanes », le tambour n’en demeure pas moins l’attribut le plus répandu de ces hommes et femmes « lieurs de mondes ». Black Elk disait de lui qu’il est « la médecine la plus simple et la plus profonde de nos nations, le battement du cœur sacré de la Terre-Mère ».

Dans toutes les tribus amérindiennes, la personne qui recevait un tambour devait être digne et le demeurer, sans quoi il pouvait se briser ou se perdre. Inversement, priver un chamane de son tambour, comme ce fut le cas pendant la campagne soviétique anti-religieuse, revenait à lui ôter son pouvoir, voire à le faire sombrer dans la folie ou la mort. « Faire du mal au tambour, c’était offenser l’esprit qui l’habitait, écrit Corine Sombrun. Et subir sa colère était pire que voir souffler les vents des quatre directions en même temps. » [1]

Si l’importance accordée au tambour par les chamanes des diverses traditions est telle, c’est qu’il est le « véhicule », la « barque » ou encore le « cheval » leur permettant de voyager entre les mondes. Se référant à l’initiation qu’elle reçut auprès des Tsataans de Mongolie, Corine Sombrun poursuit en disant qu’un yavgan böö, un « chamane à pied », utilisant la guimbarde en guise de monture, serait toujours moins puissant qu’un mörtoï¨böö, un « chamane à cheval », possesseur d’un tambour dans lequel les esprits auraient accepté de descendre.

Dans plusieurs pays, on retrouve le mythe selon lequel la caisse des tambours chamaniques serait façonnée à partir d’une branche de l’Arbre du Monde, axe central de la Terre, cordon ombilical la reliant au Ciel et aux Enfers. Normalement réservé aux morts, il existerait le long de cet axis mundi un « passage paradoxal » que les chamanes pourraient emprunter de leur vivant. D’après Mircea Eliade, le tambour serait à la fois un microcosme figurant les trois mondes et une échelle céleste permettant l’ascension ou la descente de l’un à l’autre. « Le chamane, en tambourinant, est projeté magiquement au Centre du Monde. […] Il connaît le mystère de la rupture de niveaux. »[2] De même, les anciens Samoyèdes* désignaient leur tambour par le terme d’ « arc », se référant également à un arc de chasse pouvant lancer le chamane telle une flèche vers le ciel. En Afrique du Nord, il est perçu comme la barque capable de traverser « le Grand Fleuve »…

L’ethnologue et sociologue Jean Servier rappelle que pour les Gnostiques, l’âme qui s’incarne descend à travers sept états vibratoires successifs qui la densifient progressivement. Le voyage du chamane ne serait que l’ascension inverse « permettant à l’homme de retrouver avec son état premier la communication avec l’invisible. »[3] Cela n’est pas sans rappeler les sept cieux de l’échelle céleste connue des traditions chrétiennes et musulmanes, la « corde céleste » des Ashanincas, ou encore les neuf encoches du « mât cosmique » considéré par les Altaïques. Dans diverses ethnies, c’est le bouleau qui représente cet Arbre du Monde, le pivot le long duquel le chamane trouve sa voie. En Sibérie, lors de son éprouvante initiation, l’apprenti, après avoir invité ses esprits alliés à pénétrer dans son tambour, escalade le « bouleau sacrificiel », franchissant neuf paliers pour parvenir au « neuvième ciel ».

De manière plus pragmatique, Aigle Bleu, descendant et spécialiste des Premières Nations d’Amérique du Nord, perçoit ainsi la fonction du tambour : « Le tambour est un don de la terre. En faisant résonner son cœur, on se rattache à elle, la conscience s’ancre et l’esprit peut voler. On acquiert la capacité de voyager dans les mondes subtils sans jamais s’y perdre. »

Si la parenté du tambour avec l’Arbre du Monde peut paraître purement symbolique, Mircea Eliade explique que « l’arbre concret est transfiguré par la révélation surhumaine ». Le bois utilisé pour la fabrication de la caisse n’est jamais choisi au hasard. Le chamane reçoit généralement en rêve, directement des esprits, la localité précise de l’arbre duquel prélever le bois, tout comme il reçoit la vision de l’animal à chasser pour la peau de son tambour (généralement un renne, un élan, un cerf ou un cheval). Les Yakoutes* et les Evenks* choisissent quant à eux un arbre frappé par la foudre ou particulièrement tordu. Ces signes distinctifs, comme le serait le pelage anormal d’un animal, témoignent de leur singularité et de leur puissance, semblables à celles du chamane, reconnu comme un humain « non ordinaire ». En outre, le tambour est souvent orné de tout un panel de symboles ascensionnels : dessins d’oiseaux, de serpents, de l’Arbre cosmique, du soleil, de la lune, de l’arc-en-ciel, tracés des frontières entre les mondes, etc. mais aussi grelots, flèches, plumes, couteaux, fils de métal, etc. suspendus au cordage. Autant de signes et objets magiques qui diffèrent selon les tribus mais ont tous pour but de faciliter et de protéger le voyage extatique du chamane.

Selon une légende du peuple koriak en Russie orientale, le premier tambour chamanique aurait été conçu sur le modèle des attributs divins : la mailloche représenterait le pénis du Grand Esprit Créateur, la caisse la vulve de son épouse Femme Nuage. Leur fils aurait eu l’idée de cette fabrication afin de pouvoir réguler, tout en restant sur la Terre, le temps qu’impose le Ciel. On retrouve ici le rôle de chamane de médiateur entre les mondes visible et invisible. La perception du tambour comme union des principes féminin et masculin est courante. Chez tous les peuples de la Taïga, il revêt un caractère matrimonial, celui du « mariage » du chamane avec son épouse spirituelle : un esprit animal, généralement cervidé. Bien qu’il soit interdit de parler d’elle, elle est évoquée, selon l’anthropologue Roberte Hamayon, comme « une amoureuse exigeante et une protectrice hors-pair, […], censée avoir autorité sur une multitude d’esprits d’autres espèces animales et pouvoir les mettre à disposition du chamane. »[4]

Là-bas comme quasiment partout ailleurs, avant d’être utilisé par le chamane dont il officialise souvent la fonction, le tambour doit être « animé » lors d’un rituel spécifique. Les diverses langues, de l’Asie aux Amériques, parlent de « donner vie », de « rendre vivant » ou encore d’ « éveiller » le tambour. Il s’agit d’introduire dans le tambour le souffle vital de l’animal ayant offert sa peau et d’éventuels autres esprits qui assureront au chamane leur soutien et leurs services. Les Tsataans disent qu’il s’agit de lui transférer une étincelle de « Tenger », l’Esprit du Ciel à l’origine de la Création.

Les rituels d’animation prenaient généralement la forme d’une chasse symbolique de l’animal-esprit, d’un dressage ou encore d’une incorporation de cette entité par le chamane dont le corps et la voix pouvaient se métamorphoser. En Mongolie, ce rituel pouvait être reproduit chaque nuit jusqu’à trois semaines consécutives, limite au-delà de laquelle si aucun esprit n’était descendu provoquer la première transe de l’apprenti, celui-ci resterait un « chamane à pieds ». Le tambour est ainsi associé à une monture, d’abord insoumise et sauvage, que le chamane a su recevoir, dresser, apprivoiser puis chevaucher pour se déplacer dans l’Invisible. Par de telles coutumes, le jeune initié evenk dit transférer dans son tambour les esprits installés dans son corps depuis le début de sa « crise », les extériorisant ainsi en des entités aux contours définis qu’il pourra alors maîtriser.

En Asie centrale également, chez les sédentaires Ouzbeks, Tadjiks et Ouïghours, le nom du tambour « tchildirma », dérivé du nombre « quarante » en persan, rappelle sa fonction d’attirer les « quarante esprits ».

En 1983, un chamane ouzbek confie à l’ethnologue russe Vladimir Basilov que, frappé de maladie, il se rendit en pèlerinage et fit un rêve dans lequel huit esprits féminins dansant et tambourinant le soignèrent et lui apprirent à jouer de l’instrument[5]. Il serait ainsi courant qu’une personne dont la flamme chamanique est en train de se développer tombe malade et le demeure tant qu’elle n’aura pas reconnu et dompté  les pouvoirs en cause. Les esprits poursuivraient ainsi le novice « jusqu’à ce qu’il cède à leurs avances ». Certains peuples prétendent que cette dépression cesserait lorsque le novice accède au chant que ses esprits alliés essaient de lui inculquer.

Chez de nombreuses peuplades asiatiques, les termes « magie », « pouvoir » et « chant » sont d’ailleurs synonymes. Des vertus miraculeuses sont attribuées au Verbe et aux incantations, « dans l’exacte mesure où les représentations indigènes situent l’Esprit dans le larynx »[6], et la manifestation du don de l’ « improvisation poétique » serait le premier signe de la descente des esprits dans le corps du chamane. Tout futur chamane doit ainsi apprendre le langage secret qu’il utilisera pour communiquer avec l’Invisible. L’existence d’un tel langage a été constatée en de multiples contrées, notamment en Sibérie, en Malaisie, en Indonésie, à Bornéo, en Laponie et en Amazonie.

Parfois, il s’agit du langage des animaux que le néophyte acquiert par imitation de leurs cris. « Apprendre le langage des animaux en particulier celui des oiseaux équivaut, partout dans le monde, à connaître les secrets de la Nature », précise M. Eliade. Dans certains contextes, les chants sont transmis par un maître ou une lignée. Mais le plus souvent, ils sont reçus directement des esprits en état de rêve ou de transe. Selon Gavriil Ksenofontov, « les Yakoutes font une différence entre le chant ordinaire et le chant chamanique. Ce dernier se traduit par la notion de kuturar qui signifie être en proie à l’âme. Ce n’est donc pas le chamane qui chante mais l’âme installée en lui. »[7]

A chaque espèce animale, à chaque plante ou à chaque élément naturel correspondrait ainsi un chant particulier offrant à celui qui le possède des dons précis. En Alaska, on distingue le chant de la perdrix qui permettrait de courir vite, le chant du tonnerre qui favoriserait la coupe du bois de chauffage, le chant de la Grande Ourse qui protègerait des maladies, et bien d’autres pour attirer la chance, la protection ou défaire l’emprise d’ennemis.

En Amazonie, les chants sacrés ou « icaros » sont la base même de tout rituel. D’après le spécialiste Pascal Lacombe, les icaros sont les voix des esprits, appelés « mères », animant tout ce qui est : une plante, un animal, un élément, un lieu, etc. Au cours de l’initiation du jeune chamane, ce sont en grande partie des icaros qui lui seront transmis, et à travers eux, l’essence, les messages et enseignements des esprits des plantes qu’il aura « diétées ». Par la suite, « les icaros sont les instruments avec lesquels il va mettre en pratique ses connaissances pour réharmoniser, dynamiser et au fond recréer le monde et la vie. »[8] L’appropriation d’un icaro s’opère hors de tout processus cognitif. Il pénètre le corps du chamane et en ressort par son souffle qui ne devra ni dénaturer ni corrompre la pureté et la subtilité de cette énergie.

L’ethnologue Angelika Gebhart-Sayer écrivait à propos des chamanes ayahuasqueros shipibos-conibos : « Cet esprit [de l’ayahuasca] projette des figures géométriques lumineuses, d’ondulation rythmique, devant les yeux du chamane. Dès que le réseau flottant touche ses lèves et sa couronne, le chamane est capable d’émettre les mélodies qui correspondent à la vision. « Ma chanson est le résultat de ce motif », dit le chamane pour décrire le phénomène, une transformation directe du visuel à l’acoustique.. »[9]

D’après diverses études, ce ne seraient pas les paroles qui guérissent, mais les vibrations, les ondes et les rythmes émanant et agissant sur toute forme de vie. D’ailleurs, les patients ne peuvent en saisir le sens mais seulement en ressentir les effets. Tout comme le chamane lui-même ne peut généralement pas rencontrer directement l’esprit d’une plante, immatériel par nature, mais le découvre progressivement au travers des visions et des vibrations qu’il induit. De plus, les effets d’une incantation dépendent de l’intention avec laquelle le chamane l’entonne ; et les esprits peuvent se dérober si leur appel n’est pas fait à bon escient. « Le pouvoir n’est dans le chant, mais le chant permet de l’appeler », précise Marie-Françoise Guédon.

Finalement, les chamanes des traditions anciennes semblaient avoir saisi, bien avant nos physiciens quantiques, l’essence et la nature vibratoire du monde. Pour eux, le son aurait une action physique sur les choses et ce n’est pas innocent que les battements du tambour soient partout associés au Son primordial, origine de la manifestation. Possédant le secret de la vibration créatrice, par le tambour et les chants, le chamane repousse les barrières de ses perceptions sensorielles, plonge dans un état élargi de conscience, et réactualise la condition originelle : l’origine du monde tout autant que celle d’une maladie ou d’une problématique pour lesquelles son patient le consulte. « Nous avons affaire à une expérience mystique », écrit Mircea Eliade, qui permet au chamane de transcender le temps et l’espace et de retrouver l’état premier paradisiaque dont parle les mythes : celui de l’harmonie entre l’Homme et la Nature.

Reportage de Claire Eggermont pour la revue Ultreïa, 2015.

 

* Peuples de Sibérie

[1] Les Esprits de la Steppe, Corine Sombrun, Ed. Albin Michel.

[2] Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase, Mircea Eliade, Ed. Payot.

[3] L’Homme et l’Invisible, Jean Servier, Ed. du Rocher.

[4] Le Chamanisme, Fondements et pratiques d’une forme religieuse d’hier et d’aujourd’hui, Ed. Eyrolles

[5] Voir Le Chamanisme de Sibérie et d’Asie centrale, C. Stéphanoff et T. Zarcone, Ed. Gallimard.

[6] Extrait de Les Argonautes du Pacifique occidental, Bronislaw Malinowski, Ed. Gallimard.

[7] Les Chamanes de Sibérie et leur tradition orale, G. Ksenofontov, Ed. Albin Michel.

[8] Les Voix de l’Extase, recueil de textes présentés par Pierre Bonnasse, extrait de Pascal Lacombe, Ed. Trouble Fête.

[9] A. Gebhart-Sayer citée par Jeremy Narby, Le Serpent Cosmique, Georg Editeur.

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